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Vástádus eana /The Answer is Land

© Knut Åserud

Chorégraphie Elle Sofe Sara (Norvège), avec sept performeuses, présentée dans le cadre de Paris l’été, au Lycée Jacques Decour.   

Elle Sofe Sara, chorégraphe et directrice artistique d’un collectif en Norvège, s’inspire du poème éponyme qui touche au cœur de la culture sâme à laquelle elle appartient et dont l’adage pourrait être : « vivre en harmonie avec les autres et en étroite connexion avec l’environnement. » Les Samis sont un peuple autochtone de tradition nomade appartenant à une zone géographique couvrant le nord de la Suède, de la Norvège – où vit plus de la moitié d’entre eux – de la Finlande et de la Laponie. Ils assurent la transhumance des troupeaux de rennes et considèrent que le territoire ne peut qu’être vécu de l’intérieur. Chaque repère géographique, comme une rivière, n’a de sens qu’à travers les activités et les souvenirs qui y sont associés. Chaque élément naturel a son propre chant joik, une manière de rendre présent un lieu précis, d’invoquer la perception d’un ailleurs. C’est ce chant – jugé subversif dans les années 50, et reconnu jadis comme chanson du diable par les missionnaires, que fait entendre The Answer is Land dans ses particularités vocales, à partir d’un héritage resté vivant malgré les tentatives d’acculturation et d’assimilation, et qui a su évoluer.

Le spectacle débute dans une première cour du Lycée Jacques Decour où les performeuses habillées de noir, poings levés et brandissant des mégaphones, se déploient face à un public plongé dans l’obscurité de son aurore boréale où il lui est facile d’imaginer des îles multiples, des fjords et des montagnes. Là une sorte de rituel chamanique sur fond de polyphonies savantes se met en place où elles demandent la permission à la terre de l’habiter. Ce chant très expressif accompagnera l’ensemble de la représentation qui se poursuit dans une autre cour où les spectateurs sont invités à prendre place selon un cérémoniel précis, passant par le plateau avant de se répartir dans les gradins. Du centre de la scène tombe une magnifique sculpture d’étoffes, évoquant la culture du beau, le duodje, qui perdure au sein de la culture samie dans sa dimension matérielle et immatérielle, comme le vêtement qui renseigne sur l’identité de la personne, sa région d’origine et son statut matrimonial. Seule particularité des artistes, un chapeau que certaines d’entre elles portent, quelques rubans, indicateurs probables de la région d’appartenance. Elle Sofe Sara parle de l’amour de sa terre, de la mémoire, de l’injustice – dans la chorégraphie, l’une des jeunes femmes est prise à partie et se rebelle – l’importance du collectif pour se sentir fort est alors mise en évidence.

Chorégraphe, réalisatrice et cofondatrice d’un collectif artistique autochtone, Elle Sofe Sara table sur la transmission. Chaque année elle participe à la migration saisonnière des rennes et, à l’automne avec ses enfants, au marquage des nouveau-nés. Par sa mère, elle a appris la tradition sámie qu’elle transpose en chants et en danse, sa formation passe aussi par l’École nationale des arts d’Oslo et le Conservatoire Laban Trinity à Londres où elle a appris la chorégraphie.

Pour Vástádus eana/The Answer is Land elle a travaillé avec le compositeur, musicien, professeur de musique et joikeur sámi Frode Fjellheim, qui a arrangé de manière polyphonique les chants traditionnels issus de diverses régions ayant souvent pour thème la nature, ainsi que le morceau que la chorégraphe a elle-même composé avec l’une des performeuses, à partir d’un chant transmis par un aîné et dont le musicien a fait l’arrangement. Frode Fjellheim a également composé lui-même une partie de la partition. Vástádus eana/ The Answer is Land porte la voix du peuple sámi et l’amplifie. Le chant a cappella transmis par les neuf performeuses est rythme, contemplation, contestation et acceptation. Il se combine aujourd’hui à d’autres styles musicaux comme le jazz, le heavy métal et le rock.

Ce spectacle, tel que voulu par la chorégraphe, est un message de générosité, de fraternité et d’universalisme, une ode à la nature et la perception de légendes, une culture du vivre-ensemble. Sa force de vie contribue à ré-enchanter le monde.

 Brigitte Rémer, le 30 juillet 2023

© Knut Åserud

Interprètes : Julie Moviken, Olga-lise Holmen, Sara Marielle Gaup Beaska, Nora Svenning, Grete Daling, Emma Elliane Oskal Valkeapää, Trine-Lise Moe – compositeur Frode Fjellheim co chorégraphe Alexandra Wingate dramaturge Thomas Schaupp – costumes Elle Sofe Sara, Line Maher – scénographie Elin Melberg – création lumière Øystein Heitmann – régisseur lumière Anniell Olsen – techniciens du son Eivind Steinholm – manager de tournée Ingvild Kristin Kirkvik – documentation vidéo et photos Antero Hein / Hein Creations Alexander Browne – Avec le soutien de Performing Arts Hub Norway, de l’ambassade de Norvège, de l’Onda/Office national de diffusion artistique.

 Vu le 27 juillet 2023 à 22h, au Lycée Jacques Decour, 12 avenue Trudaine, 75009 Paris – métro : Anvers – Spectacle présenté dans le cadre du Festival Paris l’été, du 10 au 30 juillet 2023 – site : parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00.

Asylum

© Eyal Hirsch

Chorégraphie, scénographie et lumière de Rami Be’er, Kibbutz Contemporary Dance Company. Spectacle présenté dans le cadre de Paris l’été, au Lycée Jacques Decour.

Fondée en 1973 par Yehudit Arnon, la Kibbutz Contemporary Dance Company est dirigée depuis plus de vingt-cinq ans par le danseur, musicien et chorégraphe Rami Be’er, ancien danseur de la troupe qui en a assuré la succession.  À son actif, s’inscrivent plus d’une cinquantaine de chorégraphies, dont certaines dédiées aux enfants. Pour lui « la danse est un langage universel qui relie individus, religions et cultures. » Plus qu’une troupe, le Kibbutz Contemporary Dance Company est une communauté de vie composée de danseurs de différents pays, situé à l’extrême nord d’Israël à deux pas du Liban où est né le chorégraphe. Il est un véritable lieu de création et d’enseignement.

Asylum – qui peut se traduire par abri, refuge ou havre de paix – fut créé en 2018. Rami Be’er en assure la chorégraphie mais aussi les décors et la création lumière, la cocréation de la musique avec Alex Claude, et des costumes avec Lilach Hatzbani. La pièce parle, nous dit-on, de l’immigration, des demandeurs d’asile et du statut des réfugiés, mais peu de clés nous sont données pour évoquer les concepts de patrie et d’appartenance, d’identité et d’étranger. Vu d’une région sensible, tant politiquement que stratégiquement, on peut s’interroger en questionnant L’Étranger de Camus, où l’absurde n’est jamais loin.

© Eyal Hirsch

Le point fort du spectacle repose sur l’énergie collective des dix-huit danseuses et danseurs, au coude à coude sur le plateau, très souvent dans d’impressionnants mouvements d’ensemble réalisés avec précision et dans une grande cohésion. À certains moments ils répondent aux injonctions d’un homme muni d’un mégaphone, qui fait régner une certaine violence et monter la pression. À d’autres moments, les mouvements sont plus mécaniques et de petits groupes tentent quelques échappées, s’écartant de l’ensemble. Tout est en tension, le tempo est donné par des musiques électro et scandées. La danse devient parfois geste et théâtre, avec une grande expressivité. Dans la bande-son une comptine populaire, Uga Uga, appelle le passé : « Encore et encore, en cercle nous nous promenons. En cercle toute la journée. Jusqu’à ce que nous trouvions notre place… » Et selon l’angle de vue, chacun cherche sa place.

Brigitte Rémer, le 28 juillet 2023

Kibbutz Contemporary Dance Company, avec : Abrams Ayala, Beckerman Eden, Bessoudo Lea, Camarneiro Francisco, Civitarese Luigi, Cuoccio Francesco, Finkelstein Hadar, Garlo Nicholas, Gray Ward Grace, Kim Sujeong, Levi Dvir, Nikurov Ilya, Rheude Colette, Scott Denver, Serrapiglio Antonio, Vach Michal, Zuchegna Tommaso, Zvulun Orin – Chorégraphie, scénographie et lumière Rami Be’er – univers musical Rami Be’er, Alex Claude assistant univers musical Eyal Dadoncostumes Rami Be’er, Lilach Hatzbani – directeur répétitions et assistant directeur artistique Nitza Gombo.

 Vu le samedi 15 juillet à 22h au Lycée Jacques Decour, 12 avenue Trudaine, 75009 Paris – métro : Anvers – Spectacle présenté dans le cadre du Festival Paris l’été, du 10 au 30 juillet 2023 – site : parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00.

Senza fine

© Paris l’été

Création Maribeth Diggle, Lisi Estaras, Gaia Saitta, Yohan Vallée – mise en scène Gaia Saitta – au Lycée Jacques-Decour, dans le cadre de Paris l’été.

Des cartons éparpillés sur la scène d’où sortent au fil du spectacle costumes et accessoires. Un vrai faux miroir sorte de structure papier d’alu, des ventilateurs, un divan, quelques objets, un air de désordre. On entre dans cet univers par effraction. Deux personnages fragmentés, un homme, une femme, chemisier vaporeux pour lui, danseur, sous-vêtements masculins pour elle, comédienne, sorte de carte à jouer où s’inversent les figures (Gaia Saitta et Yohan Vallée). Une diva les rejoint, tirant un cabas plein de pierres et lançant sa voix sur un chemin labyrinthe (Maribeth Diggle, soprano). Nouvelle Sisyphe ou nouvelle arrière-grand-mère telle qu’évoquée plus tard dans le spectacle, jolie femme qui a rempli ses poches de pierres et s’est laissée couler au fond de l’eau ?

Le fil du temps se tisse au rythme des digressions-illuminations du trio offrant gestes et bribes, actions, répétitions et citations, avancées et reculs. Un monde se déconstruit dans des mots répétitifs et gestes compulsifs qui s’effacent et reviennent. Pas de fil conducteur, des fragilités, des incertitudes, les nôtres, une tentative de se rapprocher du public, par un verre de vin, une orange à éplucher, des pierres offertes, au final. Images floues. Une autre suicidée s’écroule au sol, verre d’eau et médicaments renversés, dans un geste répété. La même, ou une autre facette d’elle-même, décroche son mobile et projette dans le vide quelques mot banals en même temps qu’énigmatiques.

Des ressassements, un univers mental, du baroque, des brisures, des fractions, un monde mort, comme cette pendule sans aiguille face au spectateur, un banquet final, posé au sol, où les lustres scintillent, où la fête est défaite. Un scénario en morceaux, quelques éclats. Rêve ou cauchemar ? Éparpillement. Esquisse. Étude. Solitudes. Séquences. Sans fin / Senza fine, selon le titre. Crise convulsive de la cantatrice, naissance ou horrible souffrance d’une mort par asphyxie ?

Quelques moments hésitants où les deux femmes esquissent un pas de danse et répètent des gestes en écho (chorégraphie Lisi Estaras), où les trois personnages contemplent l’Avenir, derrière la porte du lycée, portant une inscription qui fait sourire : Sécurité, ne pas jouer à la balle. On voudrait y croire mais on regarde l’autre pendule, celle dont les aiguilles tournent et qui affiche la réalité du temps qui passe.

Brigitte Rémer, le 6 août 2021

Interprètes : Maribeth Diggle, Gaia Saitta, Yohan Vallée – chorégraphie Lisi Estaras – regard extérieur Charlie Cattrall – production IfHuman/coproduction Garage 29

Du 29 au 31 juillet 2021, à 20h – Lycée Jacques-Decour, 12 Avenue Trudaine. 75009 Paris – métro Anvers – Paris l’été / tél. : 01 44 94 98 00 – site : www.parislete.fr

Des gestes blancs

© MirabelWhite

Conception Sylvain Bouillet – Interprétation Charlie Bouillet et Sylvain Bouillet, Naïf production, au Lycée Jacques-Decour, dans le cadre de Paris l’été.

Né d’une recherche engagée lors d’ateliers où il a observé des pères dans leur relation à leurs fils, Sylvain Bouillet, danseur et acrobate, livre en gestes et en espace son approche, dans un dialogue sensitif avec son fils, Charlie, âgé de dix ans.

Ils cheminent ensemble depuis trois ans dans la construction d’un langage corporel commun alors que leur morphologie est si différente. Cet écart devient un point force, ils jouent sur le déséquilibre de l’un et le poids de l’autre dans un échange ludique, espiègle et spontané où ils deviennent à tour de rôle, meneur.

Dans la chapelle du Lycée Jacques-Decour le public les encercle et partage ce moment sensible d’un spectacle hors-norme où, dans une première partie, se toucher est la règle, être en contact peau à peau, glisser en spirale sur le dos, s’allier tête contre tête, puis se séparer, se provoquer, se transporter, se perdre et se retrouver, sorte de discours de la méthode et de recherche d’équilibres.

Pas de scénario, pas d’histoire si ce n’est la leur. Tour à tour ils s’enjambent, s’agrippent, se détachent, s’imitent, font la toupie, le poirier, la roue, s’inventent des jeux de mains, échangent des jeux de rôles. On passe du Livre de la jungle à la figure du Minotaure, de gestes en canon en tourbillons instables, ils sont aux aguets.

Se voir, ne plus se voir, se cacher sous un banc, se pousser sur le banc, seul accessoire avec un tabouret, tabouret-cage et tremplin convoité par les deux. Étirer les sweats, arracher les tee-shirt comme des tigres royaux du Bengale, les faire voltiger. Loin, près, fusionnels ou en affrontement, le père, protecteur, porte le fils comme on porte un petit. Ils sont en fécondation, en gravitation l’un vers l’autre dans la cosmologie de la filiation.

Interaction, action, une belle énergie s’exprime dans la dynamique des corps, blanche, comme un rite d’initiation ou comme le prisme arc-en-ciel d’une lumière fragmentée où se cache le fil invisible de la parentalité. Des voix d’enfants, des rires, des bruits de train, le tonnerre, accompagnent la danse (ambiance sonore et live électro Christophe Ruetsch). Au solo final d’un père en colère répond avec décontraction le solo de Charlie qui, du haut de ses dix ans, smartphone dans les mains, casque sur les oreilles, danse, au son des percussions et rit, renvoyant à son père comme un reflet déformé par le temps.

Avec Naïf production qu’il a fondé en compagnie de Mathieu Desseigne et Lucien Reynes, acrobates comme lui, Sylvain Bouillet développe une langue singulière et intime, pleine d’émotion et de tendresse. La complicité tissée avec son fils, qu’il a su porter à la scène, s’inscrit dans un alphabet nouveau de spectacles, qu’il sera bon d’observer.

Brigitte Rémer, le 6 août 2021

Avec : Charlie Bouillet et Sylvain Bouillet – conception Sylvain Bouillet – dramaturgie Lucien Reynès – conseil artistique Sara Vanderieck – création lumière Pauline Guyonnet – ambiance sonore et live électro Christophe Ruetsch.

Du 29 au 31 juillet 2021 à 18h30, Lycée Jacques Decour, 12 Avenue Trudaine. 75009 Paris. Métro Anvers – Paris l’été / tél. : 01 44 94 98 00 – site : www.parislete.fr et www.naif-production.fr